Égalité numérique ou numérique égalitaire ?

La transformation numérique a un impact sur l’égalité. Notre société peut-elle devenir numérique sans tourner le dos aux valeurs française républicaines ?

Nos entreprises peuvent-elles devenir numérique sans tourner le dos aux valeurs françaises républicaines ?

Le tsunami numérique semble avoir engendré une liberté nouvelle pour les individus. Une nouvelle liberté face aux savoirs, une nouvelle liberté de prendre sa place dans la société et dans l’entreprise, liberté nouvelle enfin de choisir et de transiger pour soi-même. La transformation numérique contribue à créer les conditions d’un nouvel empowerment natif et l’ADN de nouvelles générations. Mais cette modification génétique imposée par le développement exponentiel et la démocratisation de leurs usages, cette nouvelle liberté de réinventer les configurations réelles ou virtuelles de son existence ont-elles un impact sur l’égalité, en particulier au cœur des entreprises ? Cette égalité qui a traversé les siècles comme un phare politique et une spécificité culturelle française. Autrement dit, notre République peut-elle authentiquement devenir numérique sans trahir le triptyque au fronton de nos écoles, notre entreprise peut-elle devenir de plus en plus numérique sans tourner le dos aux valeurs françaises républicaines ?

L’égalité modifiée à l’ère numérique

Première modification substantielle, l’individu a vu décupler sa potentialité d’accéder aux autres, au-delà des règles spatio-temporelles qui ont longtemps régi la nature et le nombre des relations humaines. Dans sa thèse sur l’identité numérique, Fanny George définit l’identité numérique des individus comme déclarative, agissante et calculée. Agissante et calculée parce que l’individu choisit de prendre le pouvoir sur ses relations, il développe des collectifs choisis, il recherche activement ceux qui pourraient partager ses valeurs et ses intérêts, qu’ils soient voisins ou à l’autre bout du monde. L’individu calcule son intérêt, le retour sur investissement de son implication.

Dès lors que cet élargissement des connaissances possibles ne peut s’accompagner d’une explosion parallèle du temps dédié, les individus doivent choisir. Choisir l’équilibre entre la proportion de relations proches ou virtuelles. Déterminer plus expressément les principes de leur choix de nouer un lien ou non. En sommes, ils choisissent leurs collectifs en fonction des valeurs, des expertises et de la reconnaissance dont ils ont besoin. L’horizontalisation de la société et de l’entreprise facilite une hiérarchisation plus simple, voire une bipolarisation, des niveaux d’égalité.

Quelles conséquences sur l’égalité elle-même ? L’égalité n’est plus théorique à l’échelle d’une nation peuplée d’inconnus, dont on perçoit peu comment on pourrait les comparer entre eux. Elle se joue au sein d’un collectif choisi par rapport à des valeurs ou un domaine de connaissances auquel l’individu a décidé d’adhérer. L’égalité s’entend désormais devant une communauté de pairs, et elle devient visible concrète et humanisée.

Les nouvelles générations, bercées du numérique, apportent une nouvelle forme d’authenticité au cœur de leurs collectifs. Elles ne transigent pas sur l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, elles ont moins de réserves ou de crispation pour exprimer leurs intérêts directs et les conditions de leur engagement. Cette franchise qui, au premier regard, peut sembler une fragilisation de leur engagement au sein des collectifs s’avère en réalité une formidable garantie d’authenticité humaine, de bienveillance et de solidité du lien. Ce que Bernard Ibal décrit : “En vérité, l’autre, mon frère, est condition de ma liberté, je n’existe pas sans lui. Mon identité est pétrie dans l’altérité de mes rencontres proches ou lointaines dans le temps et l’espace” (En France, la fraternité est-elle encore une référence ? dans Le Cercle les Echos).

Une nouvelle dualité du concept d’égalité

Sous l’effet de la transformation numérique, l’égalité absolue pourrait se dédoubler. Ce fractionnement de l’égalité semble s’opérer dans le contexte d’une montée progressive de l’intelligence artificielle. Quand la machine apparaît aux côtés de l’être humain, pour une partie de ses tâches quotidiennes, l’appréhension de l’égalité se fait plus complexe, et plus philosophique encore…

L’égalité pourrait progressivement se dissocier en deux natures et en deux types de responsabilités différentes. Cette dissociation même nous aide à approcher une définition de l’humanité au cœur de ce siècle nouveau. D’une part, on distingue une égalité absolue et resserrée, c’est celle de l’accès de tous aux infrastructures fondamentales. L’accès de tous au numérique en premier lieu, mais aussi l’accès à des infrastructures physiques aussi matérielles que les routes ou les aéroports, aussi historiques que le système de santé ou aussi primordiales que l’éducation, la justice ou encore la culture. Ce seuil de l’égalité échappe à l’individu, il relève absolument de la responsabilité de l’État. En la matière, la demande et la garantie d’égalité n’appellent pas de restriction ni d’exception.

Le second niveau de l’égalité enrichit à la fois son concept et sa réalité. Il touche au comportement de l’individu apprenant, c’est une égalité de rebond, relative à chaque individu. La responsabilité est alors transférée du collectif à l’individu lui-même, au sein de ses collectifs choisis. La transformation numérique introduit une forte individualisation de l’égalité.

Concrètement, chaque individu devient plus responsable d’être l’égal des autres au sein de ses collectifs choisis. Il est responsable de l’atteinte de son propre seuil de satisfaction égalitaire au sein de ses collectifs. Cette nouvelle égalité se dessine à la nouvelle prééminence de l’expertise au détriment du statut. Le statut établit et fige l’égalité ou l’inégalité sans que l’individu puisse y déroger et faire sa place facilement. La logique d’expertise, au contraire, exige une dynamique d’apprentissage, de curiosité et de créativité. L’égalité n’est plus dans le statut, mais dans la possibilité pour tous de créer sa propre dynamique. L’énergie même qui se dégage de cette quête, de ce sens nouveau de l’égalité et de l’action, c’est là l’humanité. Parce que nous sommes responsables, initiateurs de sens et d’égalité, nous trouverons les moyens de garantir notre égalité fondamentale.

Cette complémentarité des égalités, l’égalité absolue et l’égalité relative, contribuera vite à nous différencier, en tant qu’êtres humains, de l’intelligence artificielle. Deux conditions seront pourtant décisives. La première, c’est que l’État garantisse effectivement le premier niveau de l’égalité. Le deuxième, qu’il permette un filet minimal aux individus pour qu’ils puissent activer leur capacité de rebond. L’idée du revenu universel progresserait en ce sens. Mais, quel que soit le dispositif, chacun doit pouvoir trouver l’aide nécessaire pour recouvrer une capacité d’innovation et d’apprentissage lorsqu’elle a été détériorée.

L’égalité numérique est-elle une quête d’harmonie?

Par nature, les liens choisis au sein des collectifs sont empreints de fraternité, d’empathie et de partage. L’égalité est peut-être une condition de cette harmonie, ou bien l’un de ses aboutissements. Aujourd’hui, les individus font encore l’expérience de grandes entreprises à la logique statutaire héritée de contraintes législatives puissantes et d’une histoire industrielle clairement identifiable.

Dans ces structures rigides, il ne peut être question d’harmonie. Les relations sociales se sont souvent vécues et transmises dans le conflit. Les organisations verticales sont nées d’une volonté de contrôle de tâches répétitives. Contrôle d’un côté, défense des droits de l’autre, les corps établis ont rarement été en mesure de rechercher l’harmonie entre les individus et les intérêts qui fondent ensemble les dynamiques sociales et économiques.

Les nouvelles entreprises ou les nouveaux collectifs de la société ont inscrit la recherche d’harmonie dans leurs conditions premières d’existence. L’égalité des membres se trouve un excellent moyen de tendre vers elle. Et finalement, c’est l’égalité qui devient la condition première. Celle de la fraternité, mais aussi celle de la liberté, celle de la capacité à libérer son énergie. C’est l’harmonie qui lève les blocages de l’engagement et de la créativité.

L’égalité de demain relèvera étroitement du sentiment de satiété de chaque individu, ce nouvel individu responsable du choix de ses pairs. La révolution laisse présager une nouvelle alternative : il pourrait y avoir d’un côté, ceux qui restent dans la passivité, ceux-là n’adaptent pas leurs comportements et leur matrice interne. Pour eux, le sentiment d’inégalité se fera ressentir de manière de plus en plus criante et la percée de l’intelligence artificielle ne pourra être perçue que comme une menace.

De l’autre côté, des individus pourraient se saisir du tsunami numérique de manière active, comme d’une opportunité pour renouer avec leur humanité et capitaliser sur ce qu’elle a d’irremplaçable : le ressenti, l’empathie, la conscience de soi.