Quand le numérique renforce la fraternité

Le numérique nous ouvre un rapport plus choisi et donc plus libre à la fraternité. Face au développement imprévisible et fulgurant des machines, c’est la capacité à ressentir de l’empathie, à nourrir et à transmettre le sentiment de fraternité qui fait de nous irréductiblement des êtres humains.

Le numérique porteur de fraternité

En se saisissant de la promesse du numérique, notre pays affiche un nouveau visage, celui de l’audace, celui de la technologie, celui de ses startups. Cette révolution porte bien davantage que l’usine du futur ou les nouveaux moyens de communication. Elle porte l’avènement d’un nouvel individu inséré dans un écosystème mixte entre humain et machine. Ce nouvel individu, augmenté, sera-t-il encore capable de fraternité, de solidarité ? Comment pourra-t-il nourrir cet aspect du triptyque républicain qui certes échappe aux algorithmes et à la productivité, mais qui conditionne les autres piliers que sont l’égalité et la liberté ?

Fraternités + Sororités = Adelphités

Nous assistons à l’émergence d’une nouvelle solidarité qui s’incarne en réseaux. Le numérique permet aux sororités (fraternités au féminin) de se développer, d’investir des champs complémentaires ou identiques aux fraternités. Il accélère une nouvelle logique, celle de réseaux solidaires humains, non spécifiés par leur genre, car ils sont déjà reconnus dans la société en tant que tels. Le numérique est un nouveau stimulus qui réactive notre liberté, qui redistribue l’égalité et qui nous fait passer d’une fraternité parfois subie à une adelphité choisie : nous devenons des adelphes, c’est-à-dire des frères et des soeurs, sans référence au genre de chaque individu.

Vers une adelphité de la valeurs

La fraternité n’est pas une notion juridique, elle n’est pas une qualité humaine. Elle est le nom d’une relation à l’autre, d’une transmission, d’une forme de présence, d’un mouvement vers l’autre. Tocqueville évoque « comment les coeurs se rapprochèrent un moment et les âmes s’élevèrent ». Si l’on se fie aux seules réticences face au numérique, alors la fraternité serait en péril. Parce que le numérique tourne l’individu vers l’écran et le virtuel, parce que le numérique rompt la chaîne du temps et valorise l’éphémère comme l’anonymat. Dans la sphère privée comme dans l’entreprise, le numérique serait un défi à l’authenticité et à la proximité.

Or il semble qu’au contraire, il les sauve et leur donne une nouvelle réalité. Auparavant, la fraternité avait quelque chose de subi. C’était celle de votre quartier, de votre milieu social, de votre environnement professionnel. Elle était pour ainsi dire de sang et de sol, conduisant parfois à enfermer les individus dans des marqueurs identitaires qui pouvaient durer une vie.

C’était aussi une valeur religieuse fondatrice, voire interreligieuse. À l’exception des fraternités de Loge ou de compagnonnage, la fraternité relevait d’un collectif souvent sans choix.

Le numérique nous permet désormais de choisir. Plus encore, nous disposons de nouveaux moyens d’action au service de l’adelphité : interpellations, récoltes de fonds, pétitions… La révolution numérique créée de nouvelles formes de solidarités coup de poing, ancrées dans le réel. Elle autorise la recréation de liens horizontaux, affranchis de structure hiérarchique et de régulation centrale.

Puisque l’identité classique se double d’une identité virtuelle choisie et multiple, l’adelphité est essaimée partout en toute conscience.

L’adelphité, nouvel horizon des entreprises numérisées ?

Les dernières années d’expérimentation démontrent que l’adelphité s’exprime mieux dans les nouvelles organisations d’entreprise. Est-ce lié à la progressive disparition des statuts ? Est-ce lié au combat pour rétablir le droit à l’erreur ? Les entreprises qui s’organisent en cercles ou en communautés rebattent les cartes de la relation à l’autre. Elles redécouvrent la bienveillance. Et contrairement aux organisations verticales fondées sur l’autorité du chef, elles se doivent d’être alignées sur leurs valeurs fondamentales. Parce que le monde est instable, ces valeurs mutent et s’adaptent pour servir au mieux la vision et le projet. Ce nouveau monde exige une vigilance et une prise de conscience régulière pour aligner toujours l’organisation et les modes relationnels sur les valeurs. Cet alignement s’entend aussi à l’échelle de l’individu.

Face à nos rythmes, à la performance, aux interactions incessantes, l’individu a besoin de veiller régulièrement sur l’alignement avec ses valeurs et ses désirs. C’est une condition de la stabilité et du sentiment de joie. L’adelphité est au croisement du bonheur des collaborateurs et de la capacité d’innovation de l’entreprise : « la qualité de vie, c’est le fait de pouvoir vivre, aimer, d’avoir de véritables amitiés, de pouvoir réaliser quelques-unes de ses potentialités » (Edgar Morin).

Se connaitre soi-même pour s’accomplir dans l’adelphité

On assiste à une forme de ré-humanisation à la mesure de ces organisations qui redonnent de l’autonomie et de l’émancipation. L’adelphité suppose cette liberté et cette forme d’indétermination. Cette ré-humanisation se lit aussi dans la nécessité d’une redécouverte de soi. Citons ici, à titre d’illustration, les accords toltèques avec leurs principes fondamentaux qui reflètent cette éthique de soi : avoir une parole impeccable, ne jamais en faire une affaire personnelle, ne pas faire de supposition, faire de son mieux. Au coeur de la fraternité, il y a la connaissance, la découverte et la maîtrise de soi. Le choix de nos collectifs, le choix de nos pairs et du champ de notre égalité construisent et découlent de cette connaissance de soi.

In fine, le numérique nous ouvre un rapport plus choisi et donc plus libre à l’adelphité. Avec le virtuel, il y a plusieurs « moi » et donc plusieurs « nous » possibles, ouverts et parfois encore indéterminés. Finalement, l’entreprise de demain pourrait redonner toute sa place aux Humanités. Se connaitre, tenter de répondre au sens de sa vie, partager ce sens, interroger le mystère de son rapport à l’autre. Émancipés des logiques sociologiques de hiérarchies et d’autorité, ces déséquilibres ontologiques ressurgissent et produisent plus de créativité, plus de liberté et plus d’adelphité.

Adelphité, le « genre » humain face à l’IA qui se déploie

Pour Régis Debray, le moment de la fraternité, c’est quand le groupe devient plus compact, pour s’identifier à une visée plus large. La fraternité a toujours été renforcée et rehaussée par les révolutions. La révolution numérique ne devrait pas faire exception, si nous sommes capables de proposer une vision proprement humaine de l’avenir. Il fait peu de doutes que cet avenir se dessinera avec l’intelligence artificielle. Cette perspective nous impose de rechercher et de renforcer nos adelphités, de les dignifier, de les enrichir. Face au développement imprévisible et fulgurant des machines, c’est la capacité à ressentir de l’empathie, à nourrir et à transmettre le sentiment d’adelphité qui fait de nous irréductiblement des êtres humains.