Nouveaux modèles économiques : humain/machine

« Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent. » – Napoléon Bonaparte.

Les nouvelles technologies remettent fondamentalement en cause les modèles économiques gagnants d’aujourd’hui, ceux d’un monde façonné par différentes révolutions dites industrielles. Ce que l’on appelle de manière très générique, le digital, vient casser ce que l’on pensait immuable, notamment les frontières entre la sphère privée et le domaine du professionnel, entre l’entreprise et la société, et révèle la schizophrénie du consommateur, dans lequel habite un citoyen responsable. Malgré les bonnes intentions qui visent à mettre en avant de belles valeurs d’éthique et de souci de l’environnement, les consommateurs veulent avant tout les meilleurs services au moindre prix, sans se soucier réellement des impacts sur les équilibres sociétaux.

Dans ce monde, le client est sacré roi par les entreprises. La vague actuelle des start-ups reflète bien l’avènement de cette prise de pouvoir. Les créateurs d’entreprises ont compris qu’il fallait se mettre à la place du client, déployant des méthodologies de type BMC (Business Model Canvas) pour construire des propositions de valeur gagnantes qui sauront enlever les « cailloux dans la chaussure » ou « pains » et répondre aux attentes ou « expectations » de leurs cibles. Pour ce faire, la donnée client est le nouvel « or noir ». Qu’elle soit identitaire, communautaire, comportementale, sociologique, elle est devenue une denrée extrêmement convoitée. Les acteurs générateurs de trafic et de contacts client, tels que les GAFA ou les derniers nés, les NATU, sont devenus de véritables aspirateurs à données. Les derniers événements subis par Facebook sur la confidentialité des données personnelles pourraient, à terme, remettre en cause ces nouveaux acteurs et leur réussite rapide.

Dans ce contexte débridé de nouvelles entreprises alimentant une exigence exponentielle de clients en quête de simplicité, on assiste à une découpe en tranches des chaines de valeur de l’économie traditionnelle, en segments. Connu dès les années 90, et stimulé par les nouvelles technologies, le phénomène de convergence de services se généralise, synonyme de désintermédiation de la relation client et désectorisation de l’économie au sens plus large. Ainsi, 4 modèles métiers se détachent et peuvent d’ailleurs se combiner.

1 – Les producteurs sont les usines du futur, celles qui savent traiter les opérations de leurs propres clients, mais également celles des clients de leurs partenaires, dans une logique sans couture. Dans une logique darwiniste, des mouvements de concentration et de fusion seront probablement engagés, car, à l’instar du marché de l’agroalimentaire, plus on est proche du client final, plus les marges sont préservées. Les distributeurs margent plus que les producteurs. Dans un second temps, des situations monopolistiques pourraient inverser la tendance. Quoi qu’il en soit, l’émergence de robots ou de la blockchain vient automatiser (et sécuriser) une majeure partie des activités qui nécessitent encore l’intervention humaine. La question de la place laissée à l’humain se pose, au-delà de toute réflexion systémique et d’équilibre sociétal. Que faire des hommes et des femmes dont l’activité aura disparu ? Le temps libéré pour les collaborateurs pourra (enfin) être mis à profit de la satisfaction des clients ou ceux des partenaires. La principale préoccupation, au-delà de définir les contours de ce modèle producteur hybride humain-machine, réside dans la nécessité d’un changement culturel drastique, qui peut se résumer ainsi : comment devenir un « industriel artisan » ? En effet, les back-offices ou autres usines ont essentiellement été pilotés par des objectifs de productivité, dans des logiques de maîtrise des coûts. Redonner la main aux collaborateurs pour la satisfaction finale du client n’est pas une mince affaire. Le service, c’est avant tout du service après-vente !

2 – Fort de leurs réseaux de points de vente et souvent d’une marque, les distributeurs auront pour objectif de maximiser leurs pas de porte, en développant des offres diversifiées, au-delà de leurs métiers d’origine. La désertion des centres-villes du fait de l’attractivité magnétique des centres commerciaux en périphérie interroge l’urbanisme et la vie en société. Les réseaux des distributeurs ont probablement un rôle à jouer, en concertation avec les élus locaux. La valeur ajoutée du contact humain doit être définie sous l’angle de l’hybridité humain-machine. Sont souvent évoquées confiance, réassurance, prise en charge, voire décision. Car, si le client fait l’effort de se déplacer dans un point de vente, il faut bien que son expérience soit augmentée par rapport à celle qu’il aurait pu avoir, assis dans son canapé, son smartphone en main. En outre, pourquoi vouloir opposer humain et machine ? Les robots sont nos amis ! Les modèles hybrides humain-machine impliqueront des robo-advisors qui accompagneront les vendeurs et les conseillers dans leurs recommandations. Les robots seront toujours plus informés que les humains, plus rapides, prédictifs, mais non (ou peu) intuitifs. Les humains auront toujours pour eux de savoir faire preuve de discernement, d’éthique, auront la capacité d’appréhender une problématique de manière systémique, feront toujours des erreurs, dont certaines seront sources de créativité et d’enchantement. L’humain est, encore plus aujourd’hui, un animal social, qui se réalise dans la rencontre. Et, si la valeur ajoutée du face-à-face, notamment l’émotion de la rencontre, n’est pas démontrée pour les distributeurs « hybrides », alors seules les plateformes de services subsisteront.

Au-delà de ces deux modèles assez classiques, bien que dérivés dans des formats hybrides, deux nouveaux métiers voient le jour, autour de la donnée : les agrégateurs de services et les modélisateurs. Partant du principe que le client ne partage pas de l’information, s’il n’y a aucun intérêt, l’enjeu principal repose sur la capacité à capter la donnée. Il existe une boucle vertueuse de la donnée, qui consiste à proposer des offres répondant à des usages du client, pour ainsi capter de la donnée de la part des clients, pour ensuite ré-exploiter ces données pour proposer de nouveaux services.

3 – Dans cette économie circulaire, les agrégateurs de services construisent des offres, en rebond aux usages des clients, dans une approche holistique et personnalisée (« plain vanilla »), sans que les produits constitutifs de ces offres ne soient identifiables et sécables. Pour ce faire, les entreprises doivent oser faire ce « pas de côté », en élaborant ces nouvelles offres pour capter des données. En effet, ces offres ne seront pas forcément produites dans leur ensemble par l’entreprise, qui devra nouer des partenariats avec des « producteurs ». Le respect de la promesse faite aux clients et le risque de dégradation de la notoriété de l’entreprise sont à prendre en considération dans de telles initiatives. Analyser les nouveaux business à l’aune des enjeux économiques, des savoir-faire actuels, des actifs immatériels de l’entreprise, de son image et de sa légitimité dans les yeux des clients, permet de valoriser les sous-jacents des données captées, donc la profondeur de la relation client, et par conséquent, l’entreprise elle-même. A titre d’exemple, une banque pourrait accompagner un projet immobilier, par bien évidemment la mise en place d’une solution de financements et d’assurances, mais se souciera aussi de la revente du bien, des travaux à conduire ou du déménagement à organiser, ce dans une logique non plus uniquement financière, mais patrimoniale. Le client sera sensible à la force de l’image de tiers de confiance de la banque pour être légitime sur un tel accompagnement, alors que la banque aura l’impérieux devoir de maîtriser la qualité du service délivrée et perçue, qui plus est, sur des produits ou offres qu’elle ne produira pas elle-même. Pour bénéficier de ces offres, les clients devront fournir une information plus riche. La proposition de valeur, sans être des offres purement transactionnelles, peut uniquement se déterminer sur de la diffusion d’information. Quels que soient les moyens, à l’instar de Google, le but est de faire venir les potentiels consommateurs et de capter leurs données !

4 – Les modélisateurs seront, quant à eux, des professionnels du marketing. Soit au travers de leurs activités originelles, soit en étant des agrégateurs de services, soit en partenariat, ils analyseront les données sur les comportements des clients et vendront ses analyses, sous forme de statistiques ou à titre individuel, avec accord du client dans une logique de « payback », à d’autres entreprises qui, d’une certaine façon, externaliseront leurs services marketing. Les robo-advisors sont des « modélisateurs » et professionnalisent le métier de l’analyse et de la recommandation, par la mise en place de systèmes experts auto-apprenants. Ces systèmes s’améliorent, en gérant plus de données, poussant probablement à une massification naturelle de ce créneau, favorisant plus des modèles en BtoB, pour compte de tiers. En ce sens les grands agrégateurs, ceux qui gèrent de nombreux contacts clients, seront les mieux placés pour développer des robo-advisors performants.

Face à ces ruptures, les stratégies des entreprises doivent dorénavant appréhender la question délicate du modèle de demain, au regard de ces quatre grands métiers, dans un mélange subtil d’activités, avec, en point de mire, la donnée client, comme ressource première. La marque et la reconnaissance des clients, la capacité à créer des flux de clients, la présence d’un réseau physique et/ou de capacités de production, sont les actifs, les ingrédients, dont il faut tenir compte pour obtenir le bon dosage entre ces métiers, tout y ajoutant une pincée d’hybridité humain-machine. Dans cet exercice, les entreprises traditionnelles de services font face au dilemme du temps. Les secteurs de la grande distribution ou des télécommunications ou des banques possédaient cet avantage du contact quasi-obligatoire et récurrent avec le client. Toutefois, ces secteurs se sont construits sur des modèles basés sur une expertise « produits » et sur des capacités transactionnelles, pour pouvoir accompagner des clients alors moins autonomes et en attente de conseil. Depuis, les clients ont gagné en autonomie, trouvent du conseil auprès de leurs pairs, vont au plus simple et au plus rapide pour une transaction, avec un attachement faible aux marques. Ces entreprises n’ont probablement pas su prendre assez tôt le virage pour des cultures soit trop transactionnelles, soit trop expertises produits. Il n’est pour autant pas trop tard ! Les dirigeants doivent faire face aux injonctions paradoxales du temps. A court terme, avec des résultats financiers toujours consistants, il n’y a pas de réel enjeu à changer un modèle qui gagne, ce qui peut être paradoxalement un véritable frein, selon l’adage « on ne change pas une équipe qui gagne ! ». A moyen terme, personne ne peut affirmer que les grandes marques qui composent l’indice CAC40 seront les mêmes dans une décennie. Comment amorcer le changement de modèle, sans détruire de la valeur à court terme, par la démobilisation d’un corps social rétif au changement et la désorientation de clients aux habitudes bien ancrées ? Savoir insuffler la transformation, silencieusement, en (re)donnant du sens aux collaborateurs, dans leur utilité, à la fois au projet collectif de l’entreprise et à la société, est un combat de chaque instant, au long cours, qu’il faut mener dès le premier jour !

Auteur : onepoint

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