Les processus cognitifs à considérer dans l’IA

Qu’entend-on par fonctions exécutives ? En quoi sont-elles importantes ? Pourquoi faut-il les considérer dans l’IA et dans IHM ? Alexandra Delmas est Docteure en sciences cognitives et consultante R&D chez onepoint à Bordeaux. Elle nous explique que ces fonctions utilisées pour l’IA sont le fruit du raisonnement chez l’Homme.

Quel intérêt pour l’Intelligence Artificielle ?

Le raisonnement humain et les fonctions exécutives sont essentiels à prendre en compte, non seulement dans la conception d’Intelligences Artificielles (IA) efficaces et optimisées, mais également dans l’accessibilité des Interactions Homme-Machine (IHM).

Une mauvaise estimation ou un manque d’intégration des fonctions exécutives dans le cadre du Machine Learning entrainera forcément une situation où l’IA aura une réponse inappropriée face à une situation non apprise (tourner sur lui-même quand le robot se trouve devant un obstacle), équivalent alors à un trouble dysexécutif.

En IHM, au vu de l’impact que génère l’utilisation des fonctions cognitives dans notre quotidien, il est primordial de les considérer dans la conception des nouveaux outils numériques comme les jeux vidéo et les outils en réalité virtuelle (VR pour Virtual Reality). En effet, en ayant une meilleure connaissance du fonctionnement du raisonnement humain et des actions que celui-ci va mener face à une situation donnée, nous pouvons concevoir des outils adaptés au raisonnement de chacun, mais également pour les individus souffrant d’un trouble dysexécutif comme le Trouble du Déficit de l’Attention / Hyperactivité (TDAH) et qui se trouvent en situation de handicap pour la plupart des activités de la vie quotidienne.

Concevoir des outils numériques adaptés cognitivement, à l’heure où l’accessibilité du numérique est un enjeu fort de la société actuelle, montre l’intérêt de ne pas négliger le rôle des fonctions exécutives en IHM, d’autant plus sur des dispositifs innovants comme la VR et où il est nécessaire d’optimiser les interactions.

Comment les fonctions exécutives, si importantes dans le fonctionnement d’une IA, sont issues du raisonnement de l’Homme ? Comment s’articulent-elles ?

Les fonctions exécutives, chef d’orchestre du cerveau humain

Notre vie quotidienne est constituée de situations routinières comme lacer ses chaussures, démarrer la voiture ou faire du café. Ces différentes actions s’effectuent de façon automatique et inconsciente, elles ne demandent pas d’y réfléchir et ne requièrent que très peu d’attention.

Il arrive cependant que notre routine soit « cassée » par des situations nouvelles ou complexes auxquelles nous n’avons jamais ou très peu été confrontés auparavant : la voiture qui tombe en panne, se déplacer dans un lieu inconnu, … Pour savoir comment réagir, nous avons besoin de plus de temps de réflexion pour élaborer notre nouvelle séquence d’action, car il n’y a pas de réponse automatique ou « toute prête ».

Les fonctions exécutives, qui constituent un ensemble de processus cognitifs supérieurs, gèrent ainsi de façon volontaire la production motrice (exécution de mouvements et de gestes) et la production intellectuelle (élaboration de la pensée). Responsables de la régulation et du contrôle de nos comportements, elles sont donc le chef d’orchestre du cerveau humain. Nous les sollicitons sans cesse de façon inconsciente, notamment lors de situations nouvelles.

Les fonctions exécutives, un impact sur de nombreuses activités

Il existe un large panel de fonctions exécutives qui peuvent être regroupées en quatre catégories. On s’aperçoit qu’elles ont un impact sur un large éventail d’activités puisqu’elles concernent la régulation de l’action et du comportement.

1) Attention

  1. Divisée : elle consiste au partage de l’attention sur deux tâches parallèles venant de plusieurs sources (visuelles, auditives) pour pouvoir les traiter. Cela nécessite de répartir logiquement ses ressources attentionnelles en fonction des exigences de chaque activité. Par exemple, conduire sur un trajet habituel tout en tenant une conversation nécessite peu de ressources, alors que conduire d’une main tout en téléphonant va demander davantage de ressources (d’où leur interdiction) et leur mise en place sera plus complexe à planifier.
  2. Soutenue : il s’agit d’un effort attentionnel sur une longue période et ce, quelle que soit son intensité. Elle fait appel à notre vigilance, comme la pêche, qui correspond à un état de maintien de l’attention à un niveau suffisant pour être capable de réagir à de rares événements, qui peuvent survenir de façon impromptue au cours d’une activité monotone de longue durée.
  3. Sélective : elle permet de porter son attention sur l’information pertinente et de ne pas se laisser distraire par des informations non pertinentes. C’est donc la capacité de se focaliser, de se centrer sur un seul point et d’en ignorer les autres, comme par exemple tenir une conversation dans un environnement bruyant.

2) Inhibition

Cette fonction exécutive consiste à réaliser un changement interne qui freine ou empêche la production de réponses automatiques inappropriées dans un contexte particulier (comportements impulsifs) (1).

Si l’inhibition permet d’avoir un comportement social adapté par rapport à l’environnement dans lequel on se trouve, elle est également sollicitée au niveau de la mémoire :

  1. D’une part, pour empêcher les informations non pertinentes de nous perturber dans notre tâche (inhibition d’évitement). Par exemple, écouter et tenir une conversation même si on entend de façon distincte une autre conversation proche de nous.
  2. D’autre part, pour supprimer les informations initialement en mémoire de travail (forme de mémoire à court-terme permettant de stocker et manipuler les informations quelques secondes) qui ne sont plus pertinentes (mises à jour). Par exemple, un serveur devra réaliser ces mises à jours constamment à chaque commande effectuée.

3) Flexibilité

Il s’agit de la capacité à s’adapter en fonction des situations rencontrées dans l’environnement. Dans le cadre d’une nouvelle situation, donc non apprise, une adaptation doit s’opérer afin d’évaluer le degré de pertinence des hypothèses effectuées pour répondre à cette situation. Cette capacité peut être déclenchée :

  1. Soit de façon réactive, en déplaçant son attention d’un stimulus externe à un autre (lors d’un débat par exemple) ;
  2. Soit de façon spontanée, suite à une question simple via la production d’un flux d’idées (écrire une dissertation par exemple).

4) Planification

Elle représente la capacité à organiser une série d’action en une séquence optimale pour atteindre un objectif. Cette organisation nécessite d’avoir une bonne estimation du temps et de la durée des actions à planifier. Autrement dit, il faut être capable d’anticiper et de se projeter dans le temps. Outre le syndrome dysexécutif, il est reconnu que les personnes souffrant de TDAH auraient également des difficultés de planification (difficultés à se représenter le passé et le futur).

Développées au cours de l’enfance et de l’adolescence, de nombreuses études ont mis en lumière les liens entre les fonctions exécutives et la réussite scolaire, la régulation émotionnelle et le bilinguisme. D’autres études ont également prouvé que certains facteurs de développement étaient liés aux activités extra-scolaires, notamment l’apprentissage de la musique et les échecs.

Le lobe frontal, siège des fonctions exécutives

En 1848 aux Etats-Unis, Phineas Gage est victime d’un accident sur un chantier de voie ferrée : la barre de fer qu’il tient dans ses mains explose, lui transperce la mâchoire, ressort par le haut du crâne et atterrit 30 mètres plus loin. Survivant à l’explosion, la seule séquelle physique de Phineas est la perte de son œil gauche. Cependant, au niveau du comportement, bien que capable de retravailler et de soutenir une conversation, plus personne ne reconnait Phineas : lui qui était si consciencieux, poli, organisé et fidèle est désormais décrit comme imprévisible, vulgaire, irascible, instable et volage. Ces nouvelles « qualités » lui font alors perdre rapidement sa femme et son emploi. Après une longue période d’itinérance et de vagabondage, il meurt d’une crise d’épilepsie en 1860.

Il faudra attendre 1994 et la reconstitution de son cerveau en 3-D (barre de fer incluse) par la neuroscientifique Hanna Damasio pour déterminer que c’est le cortex frontal ventro-médian dans le lobe frontal qui a été touché.

Or, il est admis dans la communauté scientifique que le siège des fonctions exécutives se situe dans le lobe frontal, zone impliquée dans le raisonnement et les émotions. Ainsi, toute atteinte du lobe frontal (comme Phineas Gage) ou tout développement inadéquat de cette région (par exemple lors de pathologies cérébrales) est appelé syndrome dysexécutif.

Ainsi, un trouble dans les fonctions exécutives peut s’exprimer à travers :

  • Des manifestations comportementales ou socio-émotionnelles : indifférence, manque d’empathie, désinhibition voire perte des convenances sociales, entravant alors l’adaptation sociale et professionnelle.
  • Des manifestations cognitives (observées par exemple pour les patients souffrant de TDAH – Trouble de Déficit de l’Attention / Hyperactivité) : difficultés d’attention ou de concentration qui donnent lieu à un ralentissement de la pensée, difficultés de mémoire portant sur la récupération et l’organisation des souvenirs, difficultés de raisonnement, capacités d’abstraction limitées.

Cela explique donc le changement des réactions de Phineas Gage : ces fonctions exécutives ne fonctionnaient plus comme avant !

L’intégration des fonctions exécutives dans les situations nouvelles

Nous venons de voir que les fonctions exécutives régulent notre façon de penser et notre comportement en fonction des situations rencontrées. Mais quel est leur degré de contrôle selon la situation, sont-ils les mêmes si la situation est routinière ou nouvelle ?

Selon le degré de familiarité de la situation, Norman et Shallice (1980) ont modélisé les différents niveaux de contrôle d’une action (cognitive ou motrice) afin d’expliquer comment les fonctions exécutives interviennent pour adapter notre comportement dans des situations inconnues.

  • Niveau 1. Une situation nouvelle devient routinière lorsqu’elle se répète plusieurs fois dans notre vie quotidienne. Ainsi, notre réponse face à cette situation devient automatique via l’activation du schéma d’action qui a été créé à force de répétitions. Il correspond ainsi à un ensemble de structures de connaissances contrôlant les séquences d’actions automatiques.
  • Niveau 2. Chaque schéma d’action possède un seuil d’activation différent selon le degré de familiarité avec la situation rencontrée. Cependant, il se peut que pour une situation donnée, plusieurs schémas soient activés : un gestionnaire de conflits doit alors intervenir pour activer celui qui est le plus adapté (par exemple, si on rentre dans la salle de bain et que les mains sont sales, on va se laver les mains et non les dents).
  • Niveau 3. Si le gestionnaire de conflit n’intervient que pour les situations familières, il ne suffit pas lorsqu’un nouveau schéma doit être mis en place : sa création est alors gérée par le Système Attentionnel de Supervision (SAS). Ce dernier, à l’aide de schémas existants, va alors composer une nouvelle séquence d’actions en utilisant l’ensemble des fonctions exécutives, et se termine quand l’objectif est atteint. Par exemple, décider rapidement d’interrompre le geste d’allumer le radiateur si on s’aperçoit qu’il est déjà activé.

Nous avons donc vu que les fonctions exécutives sont essentielles dans la prise de décision, notamment quand la situation est inconnue.

En effet, un robot doté d’une IA qui se trouve face à une situation qu’il n’a jamais rencontrée ou « apprise » (être face à un obstacle) devra trouver la réponse la plus adéquate par rapport à son environnement et à ce qu’on lui a déjà appris (le contourner, faire demi-tour ou passer par-dessus). Ainsi, cette situation nouvelle nécessitera l’utilisation des fonctions exécutives afin d’adapter la réponse, et deviendra de plus en plus familière à force de répétitions : c’est le principe de base de fonctionnement du Machine Learning.

Par exemple, la mise en place d’un comportement adapté nécessitera les opérations suivantes :

  • Formation d’un objectif et maintien en mémoire (volonté d’agir) ;
  • Planification et assemblage d’un programme moteur, organisation des étapes ;
  • Exécution de l’action ;
  • Vérification et confrontation du plan d’action avec les données initiales et correction si nécessaire (validité empirique du plan d’action).

Pour conclure, on s’aperçoit que les fonctions exécutives sont tout aussi importantes en IA que chez l’Homme.

(1) Un test classique en psychologie pour évaluer la capacité d’inhibition chez les enfants est le test « Marshmallow ». L’expérience est la suivant : un adulte offre un marshmallow à un enfant, puis lui en promet un second s’il arrive à ne pas le manger jusqu’à son retour. L’enfant est laissé seul dans une pièce avec sa friandise 15 minutes. Les réactions sont dans la vidéo suivante