IA et action publique : vers un modèle de service territorialement augmenté
Depuis 2022, l’intelligence artificielle, transforme en profondeur les processus administratifs et l’exercice des métiers de service public. Elle ouvre la voie à des services plus performants et personnalisés pour les citoyens. Elle soulève néanmoins des défis d’équité territoriale et d’accessibilité pour tous les usagers. Dans ce contexte, la gouvernance et l’évaluation rigoureuse des systèmes d’IA pourront garantir un service public transparent, équitable et renforcé au bénéfice de tous.
L’intelligence artificielle s’est imposée en quelques années comme un nouvel ingrédient de l’action publique. Assistants rédactionnels, automatisation du tri des dossiers, interfaces conversationnelles, outils de détection et de priorisation : ces usages irriguent désormais les services de l’État, les collectivités, les opérateurs et les établissements publics. Le débat sur l’IA ne se limite plus à la technologie. Il touche aux conditions d’exercice des métiers publics, à la qualité du service rendu, à la responsabilité des décisions et à l’équilibre entre territoires.
Pourtant, si de nombreuses études analysent le niveau de pénétration de l’IA dans les administrations, très peu mesurent et décrivent ce que l’IA change réellement dans l’organisation du travail, dans la relation usager-agent, ou dans la façon dont une politique publique se conçoit et se déploie selon les territoires. Ce déficit de compréhension expose les organisations publiques à des risques de rigidification, d’inégalités territoriales et de perte de confiance.
L’impact de l’IA dans le secteur public se matérialise à travers quatre zones d’impact majeures : la relation usager, l’organisation et les modes de travail, les processus décisionnels et la territorialisation. L’IA ne doit pas seulement être déployée, elle doit être gouvernée, mesurée et pilotée pour renforcer la lisibilité, l’équité et l’efficacité du service public.
Onepoint propose une grille d’analyse dédiée aux enjeux de l’action publique, afin de faire de l’IA un vecteur de capacités nouvelles au service des agents, élus et usagers et non un facteur de fragmentation territoriale et d’aggravation des conditions de travail.
Une transformation accélérée mais encore mal comprise
En 2022, l’IA n’a pas attendu pour s’installer dans le quotidien des administrations européennes1. On y recensait déjà plus de 686 cas d’usage dont un tiers déjà utilisés au quotidien dans les services publics1: outils prédictifs pour détecter plus tôt des besoins sociaux ou optimiser l’allocation de ressources publiques, systèmes de classification automatisée de documents pour accélérer les traitements administratifs ou encore chatbots et interfaces IA pour améliorer la relation usager.
En 2023, le gouvernement français a engagé un ensemble de mesures pour rendre l’action publique « plus simple, plus efficace et plus accessible » grâce à l’IA2, à l’instar des premières expérimentations de l’IA générative ou encore du développement de solutions souveraines pour les services publics.
Ainsi, depuis octobre 2023, environ 1 000 agents publics volontaires disposent d’une IA générative dans le cadre du programme Services Publics+. Ils s’en servent pour rédiger les réponses aux avis et commentaires en ligne des usagers. Dans ces services, une réponse sur deux est désormais « facilitée par l’IA », avec une réduction du délai moyen de traitement (passage de 7 à 3 jours).
L’État a franchi en 2025 une nouvelle étape avec le lancement d’un assistant fondé sur des modèles d’IA pour les agents publics. Modèle après modèle, l’IA modifie l’équilibre entre standardisation et discernement, entre automatisation et expertise, entre centralisation et adaptation locale.
Ces gains immédiats de rapidité et de fluidité masquent souvent des recompositions plus profondes. Aussi, elles influent sur l’évolution des métiers, sur les responsabilités des parties prenantes et des processus engagés. Or, l’essentiel des analyses demeure focalisé sur la maturité technologique, la conformité réglementaire et l’éthique algorithmique. Ces dimensions, bien qu’indispensables, ne suffisent plus à appréhender la réalité des transformations en cours.
Des travaux récents démontrent en effet que les véritables obstacles à l’intégration de l’IA sont rarement techniques, mais plutôt organisationnels et institutionnels2. Ils concernent surtout la gouvernance interne, les enjeux de qualité et de circulation des données ainsi que la répartition des responsabilités, coordination entre services ou la capacité des organisations à absorber l’automatisation.
Zones d’impact : ce que l’IA change réellement
L’IA introduit simultanément des transformations visibles et invisibles, l’analyse de quatre zones d’impact permet d’en saisir de premiers effets concrets.
Un risque de fragmentation de la relation usager
Pour de nombreux usagers, l’IA se traduit d’abord par une promesse de simplicité : réponses plus rapides, orientation plus pertinente, service plus continu.
Cependant, cette amélioration peut créer de nouveaux points de rupture. Les outils conversationnels, lorsqu’ils ne sont pas suffisamment supervisés, peuvent donner des réponses incomplètes ou mal contextualisées. Les publics éloignés du numérique rencontrent davantage de difficultés pour accéder à un agent humain. Certains cas atypiques risquent de disparaître dans des logiques de standardisation excessive, au détriment de l’équité. En France, par exemple, la dématérialisation massive des services publics a complexifié la vie 60 % des usagers français qui rencontrent des difficultés ou sont incapables de réaliser certaines démarches administratives en ligne3.
L’IA redessine ainsi la frontière entre autonomie et accompagnement, entre capacité à rendre un service immédiat et demande de relation humaine.
Fluidification des tâches ou accroissement de la charge cognitive et de la responsabilité des agents ?
L’automatisation des tâches répétitives est souvent présentée comme un gain de temps. Dans la réalité, l’automatisation déplace la charge plutôt qu’elle ne la réduit. Les agents doivent désormais absorber un volume plus important de situations complexes, d’exceptions, de vérifications humaines. Leur responsabilité s’accroît, leur charge cognitive aussi4.
Cette recomposition exige des compétences nouvelles : capacité d’évaluation critique des recommandations, maîtrise des seuils d’intervention humaine, compréhension des limites des modèles. Elle impose aussi une réflexion sur les trajectoires professionnelles et sur les besoins d’évolution des métiers publics.
Entre suggestion et prescription des décisions publiques
L’IA transforme la décision publique en profondeur. Les recommandations produites influencent les arbitrages, même lorsqu’elles ne sont pas juridiquement contraignantes. La frontière entre suggestion et prescription devient floue.
Ce brouillage pose un défi institutionnel majeur. Comment documenter la part algorithmique de la décision ? Comment garantir la supervision humaine ? Comment préserver les marges de dérogation ? Comment assurer la traçabilité et l’auditabilité dans le temps ?
Le risque ne vient pas d’une automatisation totale, largement fantasmée, mais d’une dépendance subtile qui pourrait limiter le discernement des décideurs.
Vers un renforcement des fractures territoriales ?
Les capacités d’adoption varient fortement entre les territoires. 77 % des communes de plus de 3 500 habitants disposent d’au moins un projet data ou IA en cours ou prévu, soutenus par des équipes dédiées, une gouvernance data mature et des partenaires technologiques solides. En revanche, près de 50 % des collectivités plus faiblement peuplées n’ont que des usages ponctuels ou expérimentaux. Seul un quart des collectivités se considèrent aujourd’hui à un niveau de maturité avancé pour l’usage systématique de la donnée5.
L’IA peut ainsi renforcer les inégalités territoriales si elle n’est pas accompagnée d’une stratégie nationale d’outillage, de mutualisation et de soutien. Dans cette perspective, la territorialisation de l’action publique se pose avec d’autant plus d’acuité : comment garantir la même qualité de service pour un citoyen selon qu’il vit dans une grande métropole, une ville moyenne ou une commune rurale et comment éviter le décrochage de certains territoires ?
Territoires augmentés : vers un nouveau modèle de politiques publiques
L’IA ouvre des possibilités inédites pour penser la territorialisation. Elle permet d’observer plus finement les besoins, de détecter des fragilités invisibles, d’ajuster les politiques à l’échelle d’un quartier, d’un bassin de vie ou d’une catégorie de population. Elle facilite la coordination entre acteurs dans des chaînes d’intervention de plus en plus interinstitutionnelles.
Mais cette promesse n’est atteignable que si les organisations disposent d’une gouvernance claire, d’outils partagés, de données interopérables et de ressources humaines capables d’interpréter les résultats. Sans cela, la sophistication des modèles risque d’accentuer la fragmentation plutôt que de la réduire.
L’IA pose ainsi une question politique nouvelle : comment concevoir un modèle de service public réellement augmenté, accessible et cohérent sur tout le territoire ?
Les angles morts de l’IA publique : des transformations sans indicateurs
Si l’IA progresse aujourd’hui dans l’action publique, son potentiel de transformation est encore largement ignoré. Les études existantes documentent surtout les taux d’adoption, les types d’outils déployés, ou la conformité réglementaire. En revanche, elles mesurent très peu :
- Les effets organisationnels et humains, qui se mesurent sur plusieurs années.
- Les impacts sur la charge de travail, sur la qualité de supervision ou sur les identités professionnelles.
- La compréhension fine des parcours utilisateurs, en particulier pour les publics vulnérables.
- L’évaluation de l’équité territoriale des usages IA.
Ce manque de mesure fragilise le pilotage des transformations en cours. Les administrations ont besoin d’indicateurs robustes, harmonisés et partagés pour éclairer leurs choix et ajuster leurs dispositifs.
La contribution de Onepoint : une approche intégrée de l’IA dans les services publics
Pour accompagner cette transformation, Onepoint propose une démarche intégrée tenant compte du cadre institutionnel et des enjeux stratégiques, mais également des besoins d’évolution des organisations et modes de travail à chaque échelon des administrations et des collectivités :
- Au niveau opérationnel, il s’agit d’aider les administrations à structurer leurs usages, à sécuriser leurs déploiements, à mesurer les effets réels sur les processus et sur les usagers, et à renforcer les compétences internes.
- Au niveau stratégique, il s’agit de repenser les modèles de service public, d’élaborer des doctrines claires d’usage de l’IA, d’organiser la supervision humaine, de structurer les données territoriales, et de construire des cadres d’évaluation capables de suivre les impacts dans le temps.
Cette combinaison interroge la robustesse technique des solutions déployées, qui doivent s’inscrire dans une trajectoire de mise en cohérence institutionnelle et assurer une meilleure lisibilité du service public.
Piloter l’IA pour piloter l’action publique
L’IA transforme profondément l’action publique. Elle modifie les métiers, les organisations, les responsabilités, les chaînes de valeur territoriales et les attentes des citoyens.
Pour réussir cette transition, les administrations doivent passer d’une logique d’usage à une logique de transformation. Cela implique d’investir dans la mesure, dans la gouvernance, dans la supervision humaine et dans la capacité collective à comprendre et piloter les effets de l’IA.
Onepoint accompagne cette évolution avec une conviction forte : l’IA sera un levier de progrès public si elle est gouvernée avec exigence, conçue avec les acteurs de terrain et déployée de manière équitable sur tous les territoires.
Manifeste pour un service public augmenté, plus lisible et plus juste
L’IA doit renforcer la capacité d’agir des agents et la qualité de jugement.
Elle doit réduire les inégalités territoriales, grâce à une politique d’équipement et de mutualisation.
Elle doit garantir la transparence, l’explicabilité et l’auditabilité des décisions.
Ces trois principes constituent le socle d’un modèle de service public à la fois innovant, équitable et fidèle à ses valeurs.
Article rédigé par Camille Potard et Valentin Jacques avec l’appui de Fabrice Francillon
Références
1. « AI Watch. European landscape on the use of Artificial Intelligence by the Public Sector », ai-watch.ec.europa.eu, page 10, 74 pages, 1 June 2022.↩︎
2. « Gouverner avec l’intelligence artificielle »,oecd.org, rapport, 18 septembre 2025. Chris Schmitz, Jonathan Rystrøm, Jan Batzner, « Oversight Structures for Agentic AI in Public-Sector Organizations », arxiv.org, Proceedings of the 1st Workshop for Research on Agent Language Models , 5 Jun 2025.↩︎
3. « L’illectronisme ne disparaîtra pas d’un coup de tablette magique ! », senat.fr, rapport d’information n° 711, 17 septembre 2020↩︎
4. Saar Alon-Barkat, Madalina Busuioc, « Human–AI Interactions in Public Sector Decision Making: “Automation Bias” and “Selective Adherence” to Algorithmic Advice », academic.oup.com, Journal of Public Administration Research and Theory, Volume 33, Issue 1, January 2023.↩︎
5. « Étude : la data et l’IA s’implantent dans les territoires », cio-online.com, 28 Novembre 2025↩︎