Travail hybride : comment réduire les inégalités structurelles ?

Les aléas sanitaires ont favorisé la montée en puissance du travail en mode hybride. Cette mutation de l’organisation du travail a néanmoins accentué des inégalités structurelles. Dans ce contexte, comment prévenir les écueils du distanciels et favoriser la culture d’inclusion au sein des équipes ?

Dans le précédent article « Travail hybride : comment favoriser l’esprit d’équipe », nous avons vu comment nourrir le sentiment d’appartenance, le ciment de l’esprit d’équipe en mode hybride. Mais pour appartenir, il faut avant toute chose se sentir invité à joindre un collectif.  Le mode hybride présente-t-il des risques pour l’inclusion professionnelle ?

Jean, Marie et Yanis sont issus de la même promotion d’école. Ces derniers sont fiers de commencer leur premier CDI dans une grande banque en 2022. En 2040, Marie et Yanis se retrouvent à un événement des alumni de leur école et comparent leurs carrières.

Marie a choisi de se rapprocher de ses parents à la campagne en tant qu’aidante. Elle se voyait aussi davantage élever ses enfants là-bas, et comme son entreprise permettait le télétravail à temps plein, elle a privilégié cette option.

Quant à Yanis, il est resté dans la Grande Couronne. Il a convenu avec son employeur d’une organisation de 3 jours de télétravail par semaine pour éviter des temps de transport usants.

L’année précédente, il avait postulé pour une mobilité interne. Il considérait en effet cette dernière comme une belle promotion. En dépit de ses compétences excellentes, le poste lui a été refusé au profit de Jean. Ce dernier ne disposait pourtant pas de la même expertise que Yanis.

Aux yeux des décisionnaires, Jean avait des atouts de poids : il bénéficiait du soutien de sponsors importants pour appuyer sa candidature. C’est en développant son réseau qu’il a pu miser sur ce soutien. Or Jean a pu créer son réseau principalement en passant beaucoup de temps dans les locaux et pendant les afterworks.

Travail hybride : le poids des inégalités ?

Cette histoire peut paraître anecdotique. Et pourtant, l’étude américaine de Future Forum datant de janvier 2022[1] montre que la pratique du travail hybride n’est pas répartie de manière égalitaire entre les origines ethniques, les genres et les situations familiales. Cette étude a pu être menée dans la mesure où les statistiques ethniques sont possibles aux Etats-Unis, ce qui n’est pas le cas en France.

Ainsi, aux Etats-Unis, le travail hybride est davantage pratiqué par les minorités ethniques dans le secteur tertiaire. En témoigne, la répartition par ethnie des salariés qui télétravaillent à temps plein ou pratiquent le travail hybride :

  • 84% des salariés hispaniques
  • 76% des salariés afro-américains
  • 74% des salariés asiatiques
  • en comparaison à 67% de salariés blancs.

De même, les femmes sont plus souvent en télétravail à temps plein que les hommes (79% déclarent ne pas être en télétravail à temps plein vs. 84% d’hommes).

De manière générale, toujours selon cette étude, les parents télétravaillent davantage : 75% sont en télétravail à temps plein ou principalement en télétravail vs. 63% pour ceux qui n’ont pas d’enfants

Travail hybride et risque de démission silencieuse ?

Depuis la crise sanitaire, les avantages du travail hybride ne sont plus à démontrer. La hausse de la productivité individuelle,  le meilleur équilibre entre les vies professionnelle et personnelle, sont les principaux atouts de nouveau mode de travail

La pratique du travail hybride, si elle n’est pas accompagnée, présente néanmoins des risques, dont celui de la réduction de la performance collective et du sentiment d’appartenance.

Ce sentiment d’inégalité de traitement pourrait contribuer à nourrir un phénomène de « démission silencieuse », en anglais « quiet quitting », c’est-à-dire un désintérêt quant au projet d’entreprise, un rejet de la culture de performance et du développement professionnel, au profit d’une recherche d’épanouissement dans sa vie personnelle avant tout.

Quand le biais de proximité influence l’évaluation de la performance

Le biais de proximité est un facteur d’explication de ce sentiment d’inégalité. Ce biais consiste tout simplement à accorder davantage d’attention et d’importance aux personnes qui se trouvent dans notre voisinage immédiat. Appliqué à notre exemple, cela signifie que la manager de Yanis risque de penser davantage à Jean puisqu’elle le croise tous les jours sur site. Ce qui n’est pas le cas de Yanis qu’elle n’aperçoit qu’une fois par semaine en moyenne. Ce qui offre moins d’occasions pour partager des informations importantes ou déléguer de nouvelles missions responsabilisantes.

Ces opportunités manquées se reproduisant dans le temps peuvent influencer l’évaluation annuelle ; le travail de Yanis risque d’être moins reconnu que celui de Jean.

Encore un nouveau défi pour les managers, avec 41% d’entre eux qui citent ce risque d’inégalités comme leur source de préoccupation principale dans le cadre d’une organisation du travail en mode hybride.

Et au regard d’une étude du Quaterly Journal of Economics[2] qui fait date, ce biais de proximité peut avoir un impact sur l’évaluation de la performance lors des entretiens annuels.

Cette étude a ainsi comparé l’évolution professionnelle d’un groupe de salariés d’un call center d’une agence de voyage cotée au NASDAQ. Une partie de ces salariés télétravaillaient 4 jours par semaine et l’autre partie officiait en permanence sur site. En 9 mois, la performance des télétravailleurs a augmenté de 13% depuis le début de l’expérimentation. Pourtant, après 21 mois d’observation, le taux de promotion du groupe de télétravailleurs est 50% plus bas que celui du groupe de non-télétravailleurs. Ce résultat corrobore les commentaires de managers entendus au fil des ans par les chercheurs : les salariés en télétravail ne sont pas promus car jugés moins en contact avec le bureau.

Télétravail : les femmes davantage exposées aux inégalités 

Une étude de l’Apec[3] de 2021 a montré que, pendant la crise sanitaire et la pratique du télétravail généralisée, les femmes ont été moins augmentées que les hommes. Alors que la part de cadres augmentés chaque année était similaire entre femmes et hommes cadres, un léger écart s’est creusé en 2020 au détriment des femmes, avec 35% de femmes cadres augmentées vs. 40% d’hommes.

Or, statistiquement, les femmes privilégient davantage le télétravail voire le télétravail à temps plein, notamment pour mieux répondre à leurs contraintes personnelles liées à la vie de famille. Elles continuent en effet de prendre en charge encore plus de 2/3 des corvées domestiques et des tâches parentales[4]

Ce rapport différent au travail hybride risque de contribuer à durcir le plafond de verre. Les femmes ont en effet moins accès à des informations cruciales lors des moments informels. Par conséquent, elles se constituent moins facilement un réseau à distance et trouvent moins aisément des sponsors pour booster leur évolution professionnelle.

Les jeunes et nouveaux arrivants : autres populations sensibles pour le travail hybride 

Les nouveaux arrivants dans l’entreprise sont également à risques. Pour se créer son réseau, apprendre les codes de l’entreprise, pouvoir prendre du recul et gérer le stress, comment se passer de ces moments informels ? La rotation dans les équipes liée au travail hybride ne permet pas de construire facilement ses repères et de bénéficier de la transmission de collègues plus expérimentés. Au-delà des enjeux de socialisation pendant la phase d’intégration, le télétravail peut aussi avoir des effets à plus long terme sur la montée en compétences des profils les plus juniors.

Ainsi, selon l’étude américaine Smartsheet publiée en 2020[5]74% des salariés de la génération Z s’estimaient moins informés sur l’actualité de leur entreprise depuis qu’ils avaient commencé à télétravailler vs. 50% des salariés de la génération des Baby-Boomers.

Toujours selon cette étude, 82 % des travailleurs de la génération Z ont déclaré se sentir « moins connectés » à leur entreprise et leur équipe en travaillant à distance, tandis qu’environ la moitié d’entre eux ont déclaré avoir des problèmes de communication au travail et des difficultés à obtenir les ressources nécessaires pour accomplir leurs missions.

La différence entre le télétravail total pendant la crise sanitaire et le travail en mode hybride ouvre cependant des perspectives qui limitent ces risques, à conditions d’en prendre conscience et d’œuvrer individuellement et collectivement pour les éviter.

Comment éviter les risques d’inégalités liés à au travail hybride ?

Chacun peut contribuer à réduire ces risques à son échelle.

Une nouvelle approche de l’évaluation de la performance

Les managers et acteurs RH pourraient s’engager dans une approche plus méthodique de l’évaluation de la performance. Au quotidien, les managers peuvent utiliser des heuristiques pour prendre du recul sur le biais de proximité, par exemple en veillant régulièrement à auto diagnostiquer la proximité relationnelle qu’ils entretiennent avec les membres de leur équipe :

  • Ai-je pris son avis sur une décision ?
  • Si j’ai besoin de déléguer une tâche, est-ce que je pense à lui ?
  • Quel temps formel ou informel ai-je passé avec lui cette semaine (même virtuel) ?
  • Lui ai-je partagé les dernières informations de l’équipe ?
  • L’ai-je remercié pour son travail ?

Les acteurs RH peuvent aussi envisager de refondre le processus d’évaluation et accompagner les managers dans ce sens : plusieurs temps forts dans l’année, par exemple une évaluation au projet plutôt qu’un rituel cérémonial par an, l’instauration de feedbacks continus, la mise en place de rituels managériaux à animer avec de outils de développement professionnels inspirés du coaching, etc.

L’exemplarité managériale

Au-delà de l’enjeu crucial de monter en compétences sur le management hybride, les managers doivent s’appliquer à eux-mêmes la politique de travail hybride de leur entreprise pour contrer le biais de proximité. Par exemple, dans une de nos entreprises clientes, les collaborateurs ont la possibilité de télétravailler 3 jours par semaine, mais les membres du Comex vont au bureau tous les jours.

Cette pratique risque de conduire à une entreprise à deux vitesses distinguant les plus assidus au site de ceux qui le sont moins. Pour les premiers, ils auront davantage d’opportunités pour cultiver une meilleure proximité avec les managers. Elle peut aussi envoyer le message implicite que la politique de télétravail n’est pas plébiscitée par les managers eux-mêmes.

Pourtant, l’exemplarité des managers leur permet d’appréhender les enjeux de la distance. Elle facilite, entre autres, une posture empathique pour mieux inclure, notamment lors des réunions hybrides, ceux qui sont en télétravail.

A ce titre, respecter les bonnes pratiques d’animation de réunions hybrides, présentées dans l’article « Travail hybride : comment favoriser l’esprit d’équipe », constituent en soi des garde-fous.

L’intégration hybride renforcée

Les acteurs RH et les managers peuvent également prêter une attention particulière au processus d’intégration des nouveaux embauchés, dès le pré-boarding. Ils s’assureront ainsi que le mode hybride n’est pas un frein à leur adoption des codes de l’entreprise et à la création de leur réseau.

Cultiver les moments informels au sein de l’équipe permet également de donner un coup de pouce aux nouveaux arrivants pour construire leur réseau, malgré la distance avec certains de leurs nouveaux collègues en télétravail.

Quels ressorts individuels pour contribuer à créer cette culture d’inclusion ?

Le point de départ est évidemment de respecter les règles d’équipe hybride fixées avec son manager. Si l’on est soi-même en télétravail, aider son manager à contrecarrer un éventuel biais de proximité nécessite une forme de proactivité :

  • Expliciter ses besoins, d’aide ou d’information, , et alerter sur ses éventuelles difficultés.
  • Ne pas hésiter à recourir à l’usage du téléphone pour soulever certaines ambiguïtés. Cela évitera que des incompréhensions à distance se transforment en tensions et altèrent l’ambiance de travail.
  • Favoriser les temps informels lorsqu’on revient sur site pour continuer à faire vivre son réseau.
  • S’autoriser à aller vers les autres à distance, en proposant son aide ou tout simplement en demandant des nouvelles.

La problématique de l’inclusion de chacun sera d’autant plus cruciale au vu de certaines tendances du Futur du travail lié au digital qui émergent à ce jour.

Par exemple, le métaverse et son application au monde du travail pourrait se traduire par l’existence de bureaux virtuels où les salariés, sous forme d’avatars, se retrouveraient pour découvrir la culture de leur entreprise en amont de leur intégration.

Pour autant, pas d’inquiétude, comme l’a montré l’épisode 3 de notre série sur l’esprit d’équipe, la richesse du contact humain en face à face a encore un bel avenir devant soi !

 

Retrouvez nos précédents articles sur le travail hybride

Sources

  • [1] futureforum.com/pulse-survey
  • [2] https://www.gsb.stanford.edu/faculty-research/publications/does-working-home-work-evidence-chinese-experiment
  • [3] https://corporate.apec.fr/files/live/sites/corporate/files/Nos%20%C3%A9tudes/pdf/femmes-cadres-et-crise-sanitaire
  • [4] https://blog.swile.co/hybridation-du-travail-attention-a-linclusion/
  • [5] https://www.smartsheet.com/content-center/news/over-90-young-workers-having-difficulty-working-home-survey-finds

Auteur : Anne Gardelle

Expérience collaborateur