Logique et raisonnement : nos intuitions face aux biais cognitifs

Chez onepoint, nous avons à cœur de placer la recherche au centre de nos projets. De l’intelligence artificielle aux sciences cognitives, notre équipe de R&D travaille sur des thématiques pluridisciplinaires et complémentaires. Récemment, de nouvelles questions de recherche se sont posées : nos intuitions sont-elles logiques ? Peut-on les développer, les améliorer ? Et à l’inverse, est-il possible d’éviter certaines erreurs de raisonnement récurrentes ? 

Dans un contexte de transformation numérique rapide, où les informations sont de plus en plus nombreuses et complexes, aborder ces thématiques autour du raisonnement et des biais cognitifs nous a paru important. Pour répondre à ces questions, onepoint accompagne Nina Franiatte, ingénieure cogniticienne et doctorante en psychologie cognitive, dans sa thèse portant sur l’amélioration de la logique des intuitions. Elle est réalisée en partenariat avec le Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’Enfant (LaPsyDÉ), sous la direction de Wim De Neys, Directeur de recherche CNRS, et d’Alexandra Delmas, Docteure en sciences cognitives et consultante R&D chez onepoint. Découvrez dans cet entretien les élément-clés qui composent cette thèse, et comment ils s’intègrent dans la dynamique portée par onepoint.

Un objectif commun : mieux comprendre les mécanismes cognitifs impliqués dans le raisonnement

Depuis la seconde moitié du 20ème siècle, les travaux effectués dans le cadre des sciences cognitives mettent en avant la vulnérabilité du raisonnement humain aux biais cognitifs et à certaines erreurs de logique et échecs de raisonnement. Mais pourquoi ne sommes-nous pas toujours rationnels dans notre prise de décision ?
Pour répondre à cette vaste question et identifier les mécanismes cognitifs impliqués dans le raisonnement, diverses conceptualisations ont été proposées. La plupart peuvent être intégrées dans ce que l’on appelle la théorie des processus duaux (Figure 1). Cette dernière distingue deux principaux modes de raisonnement : les processus inconscients, rapides et automatiques d’une part (aussi appelé système 1 ou intuitif) et lents et délibérés d’autre part (système 2 ou analytique).
Lorsque nous raisonnons, nous faisons sans cesse appel à ces deux systèmes pour faire des choix et agir. Le système 1, duquel découlent nos intuitions, réagit de manière rapide, automatique et inconsciente. Pour illustrer son fonctionnement en exemples, c’est lui qui va nous permettre de nous orienter vers la source d’un bruit soudain ou de réaliser une grimace de dégoût à la vue d’une image écœurante.

La théorie des processus duaux, basée sur les travaux de Daniel Kahneman

Figure 1 : La théorie des processus duaux, basée sur les travaux de Daniel Kahneman (2011).

En psychologie cognitive, la recherche a longtemps identifié le système intuitif comme étant à l’origine d’une majorité d’erreurs de raisonnement. Ainsi, la plupart des biais cognitifs et écarts par rapport aux règles logiques seraient issus de ce système. Est-ce bien vrai ? Et si oui, comment peut-on y remédier ?

Cibler l’origine de nos erreurs

Dans les travaux relatifs à la correction des erreurs de raisonnement, que l’on appelle débiaisage, le point de vue dominant a longtemps été de vouloir corriger les intuitions erronées (en provenance du système 1) en engageant son système analytique (système 2). C’est ce que l’on appelle la « vue corrective du raisonnement humain ».
Néanmoins, de récentes études ont montré que les réponses correctes peuvent parfois être intuitives et n’ont donc pas nécessairement besoin d’être corrigées (par exemple, voir Bago & De Neys, 2017 ; Boissin & al., 2021). Ainsi, il semblerait qu’il ne soit pas toujours nécessaire d’engager notre système analytique – qui est plus lent et plus coûteux en temps et en ressources cognitives que l’intuitif – pour obtenir une prise de décision optimale.
Mais si les réponses correctes peuvent être générées intuitivement, la propension de raisonneurs logiques, ceux qui produisent des intuitions correctes, reste à ce jour relativement faible. Le défi central de cette thèse est donc d’aider les raisonneurs à s’améliorer et à devenir plus logiques.

Pour cela, les interventions de débiaisage – en entraînant la logique des intuitions et en réduisant les erreurs que les biais cognitifs peuvent produire – peuvent être des méthodes efficaces pour améliorer la prise de décision. Il est possible de cibler différents types de tâches de raisonnement à travers ces interventions. Par exemple, si l’on s’intéresse aux préjugés, on peut présenter aux participants testés des problèmes qui contiennent une heuristique (un raccourci mental), qui va induire un biais cognitif chez une majorité de personnes. C’est le cas des problèmes de type « Base-rate neglect » (ou négligence des taux de base) dont voici un exemple :

« Pour résoudre une enquête de meurtre, 1000 suspects sont interrogés. 995 d’entre eux sont des femmes et 5 sont des hommes. Sacha est une personne prise au hasard parmi l’ensemble des suspects. Sacha a 27 ans et joue au football dans l’équipe de son village. Sacha aime sortir le soir et boire des bières avec ses ami.e.s. Laquelle des deux affirmations suivantes est la plus probable ? »

    1.  Sacha est un homme
    2.  Sacha est une femme

La réponse 1 (Sacha est un homme) est la réponse dite heuristique. En effet, sur la base d’un biais cognitif, celui des stéréotypes, on peut penser que jouer au football et boire de la bière sont des caractéristiques plutôt attribuées aux profils masculins.
Néanmoins la réponse correcte est la seconde (Sacha est une femme). Compte tenu des données de base dans lesquelles plus de 95% des suspects sont des femmes, il est a priori plus probable que Sacha soit une femme.

Une méthode : booster nos intuitions logiques à l’aide d’entraînements répétés

L’objectif de ces travaux consiste donc à proposer des interventions de débiaisage, pour réduire les erreurs dans nos prises de décision et automatiser certains concepts logiques. En effet, selon certains psychologues, nos intuitions proviendraient entre autres de nos expériences antérieures et de l’automatisation de nos apprentissages. Ainsi, plus un concept logique est travaillé, plus il serait automatisé et plus il est probable qu’il puisse être appliqué sans effort.
Pour tester la robustesse de cet apprentissage, il est important que les effets de cet entraînement se maintiennent dans le temps. Ainsi, la méthode mise en place consiste à proposer des entraînements répétés, situés à quelques mois d’écart les uns des autres, pour évaluer l’effet dans le temps. Dans cette optique, de premières études (Boissin et al., 2021) ont réussi à montrer un maintien de l’apprentissage deux mois après le premier entraînement, ce qui est une piste prometteuse pour de futurs travaux. En particulier dans le cadre d’expériences de débiaisage prévues pour être menées prochainement dans un contexte entrepreneurial.
Enfin, Nina prévoit d’utiliser des outils ludiques pour gamifier (i.e., utiliser des mécanismes de jeu en situation d’apprentissage) le contenu des programmes de débiaisage. Ces travaux pourront également s’inscrire dans une optique de création de serious game, portée par l’équipe Gamabu (éditeur de serious game chez onepoint). L’objectif est de tester de nouvelles méthodes d’apprentissage pour essayer de renforcer l’efficacité actuelle des entraînements.

Quel est l’intérêt de cette thèse pour onepoint ?

Cette thèse est dite “Convention industrielle de formation par la recherche” (CIFRE). Elle a pour particularité de s’intégrer dans une entreprise. Dans ce cadre, Nina effectue également des formations de sensibilisation aux biais cognitifs, aussi bien en interne pour les collaborateurs onepoint, qu’en externe, pour les clients qui souhaitent se former sur ces thématiques. Onepoint fait également office de terrain expérimental pour les recherches menées sur les biais cognitifs en entreprise.
Ceci est possible grâce à la collaboration entre le LaPsyDÉ, qui garantit le contenu scientifique de ce programme de débiaisage, et onepoint, qui fournit les outils numériques et le cadre pour l’implémentation de ce programme. A terme, ces travaux ont également pour but de renforcer les théories fondamentales sur le raisonnement, et d’évaluer l’impact des biais cognitifs sur le comportement des salariés.

En savoir plus sur le parcours de Nina Franiatte :

Après une classe préparatoire en lettres et sciences sociales, Nina est entrée à l’Ecole Nationale Supérieure de Cognitique (ENSC) à Bordeaux, où elle a pu se former aux techniques d’ingénierie et s’initier aux sciences cognitives.
Lors de ses stages de 2ème et 3ème année, Nina a intégré l’équipe R&D de onepoint pour travailler sur SportTrooper, un projet de gestion du stress chez les sportifs de haut niveau en tir. C’est dans ce cadre qu’elle a commencé à travailler sur le raisonnement et les biais cognitifs, aux côtés Alexandra Delmas, qui l’encadre depuis lors dans ses travaux (voir Cazes, Franiatte et al., 2021 ; Franiatte & Delmas, 2021).
Elle a démarré sa thèse en octobre 2021, aux côtés de Wim De Neys et d’Alexandra Delmas. Ce projet, porté à la fois par onepoint et le LaPsyDÉ, s’intitule : « Améliorer la logique des intuitions : développement d’une méthode de réduction des biais cognitifs dans le raisonnement ».

En savoir plus sur le LaPsyDÉ :

Le Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ), dirigé par Prof. Dr. Grégoire Borst, explore les mécanismes du développement et de l’apprentissage. Il se situe au croisement de thématiques pluridisciplinaires et complémentaires, dont la psychologie, la pédagogie et l’imagerie cérébrale font partie. A ce titre, il regroupe des chercheurs en psychologie du développement, en neurosciences cognitives ainsi que des spécialistes du monde de l’éducation. Vous pouvez suivre l’actualité du laboratoire ici.
Wim De Neys, directeur de recherche au CNRS, travaille sur les intuitions et la détection du conflit pendant le raisonnement. Il a par exemple montré que les individus sont souvent pleinement conscients du caractère biaisé de leur jugement lorsqu’ils se laissent guider par leurs intuitions. Ses travaux apportent des perspectives aux recherches sur la mémoire temporaire de travail, les conflits cognitifs et les processus de pensée.

Références

  • Bago, B., & De Neys, W. (2017a). Fast logic? Examining the time course assumption of dual process theory. Cognition, 158, 90–109.
  • Bago, B., & De Neys, W. (2017b). The smart system 1: Evidence for the intuitive nature of correct responding in the Bat-and-Ball problem. Manuscript submitted for publication.
  • Boissin, E., Caparos, S., Raoelison, M., & De Neys, W. (2021). From bias to sound intuiting: Boosting correct intuitive reasoning. Cognition, 211 (October 2020). https://doi.org/10.1016/j.cognition.2021.104645
  • Cazes, M., Franiatte, N., Delmas, A. et al. Evaluation of the sensitivity of cognitive biases in the design of artificial intelligence. Rencontres des Jeunes Chercheurs en Intelligence Artificielle (RJCIA’21) Plate-Forme Intelligence Artificielle (PFIA’21), Jul 2021, Bordeaux, France. pp.30-37. hal-03298746
  • Franiatte, N., Delmas, A. (2021, October). Methodology for the induction of competitive stress during virtual reality trainings in shooting sports. In Association des Chercheurs en Activités Physiques et Sportives (ACAPS 2021).
  • Kahneman, D. (2011). Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Flammarion.